Privé dès son plus jeune âge de la tendresse maternelle, Noureddine Khayachi a eu de fortes raisons d’aimer doublement son père et de prendre de lui tout ce qui pouvait combler la terrible absence de sa mère. C’est peut-être la raison pour laquelle il s’est rapidement initié au crayon et au pinceau afin, probablement, de rejoindre son père dans toutes les dimensions et d’accéder ainsi par le biais de l’amour paternel à l’amour maternel. En un mot, Noureddine Khayachi a absorbé intégralement l’art de son père avec le dessein de communiquer avec sa mère. Ceci explique, du moins en partie, la présence permanente et souveraine des femmes sur ses toiles. Chaque femme nue ou vêtue, habillée ou déshabillée, reproduite sur ses toiles, est comme une image reconquise et reconstituée de la mère qu’il a perdue.
On comprend dès lors cet acharnement presqu’obsessionnel à donner à la femme le premier rôle dans son univers.
Né le 14 décembre 1917 à Tunis, Noureddine Khayachi suivra, dès son plus jeune âge, les traces de son père dans l’exploration de l’univers pictural. Après un long séjour très fructueux à l’Académie des Beaux-Arts de Rome, en Italie de 1958 à 1962, au cours duquel il décroche un palmarès impressionnant de diplômes, de prix et de titres, il rentre en Tunisie en 1963 imbu de l’enseignement des grands maîtres de la Renaissance. De retour à la mère patrie, il s’attache activement à la mise en valeur de l’identité culturelle tunisienne, tant à travers les personnages illustres, qu’à travers la représentation des fêtes traditionnelles.
Sa riche palette trahit la noblesse de ses origines et le raffinement de son caractère. Ne laissant rien au hasard, il s’investit dans le tableau avec un sérieux époustouflant. Khayachi n’est pas l’homme des symphonies inachevées.
Ecoles coraniques, cérémonies de mariage, toilette au hammam, scènes traditionnelles, processions mystiques, cérémonies officielles, jeux de quartier, séances musicales… tout est interprété avec un sens inouï du détail.
Une fenêtre ouverte sur notre passé
Chacune de ses toiles est une fenêtre ouverte sur notre passé. Bel homme, d’une nature joviale et franche, élégant et courtois, Noureddine Khayachi a réussi le pari qui consiste à transposer sur la toile la Tunisie profonde. En exprimant ses souvenirs personnels avec autant de talent, il a pu consolider les piliers de l’édifice de notre mémoire collective.
Son remarquable témoignage s’érige comme un phare éclairant la route de ceux qui cherchent leurs racines dans les méandres de l’Histoire. De par son engagement sincère dans l’univers artistique, Noureddine Khayachi a permis à la toile de devenir le réceptacle des moments forts de notre identité culturelle. Son regard affectueux et plein d’indulgence vient restituer de multiples images de la société traditionnelle. En même temps qu’elle confirme cette vérité incontestable selon laquelle la Tunisie est le carrefour des civilisations, son oeuvre dévoile l’extrême richesse de notre culture. Il installe avec amour son chevalet devant la géographie humaine si attendrissante de la Tunisie traditionnelle. Grâce à sa recherche acharnée, Noureddine Khayachi s’impose comme le témoin d’un temps qui n’est pas perdu.
Noureddine Khayachi est d’évidence le peintre des identités tunisiennes. Dès son plus jeune âge, il a pris conscience de la nécessité d’immortaliser sur la toile les figures humbles et prestigieuses, illustres et anonymes, de la société traditionnelle. Son classicisme l’a aidé à réaliser un ouvrage d’une précision inouïe. Par l’exactitude de son écriture et la minutie de ses observations, par la séduction de ses sujets et la richesse de son style, son oeuvre est devenue une référence incontournable.
Des toiles de lumière et de vérité
N’appartenant à aucun groupe d’artistes, il a avancé dans l’étude de la société tunisienne fort de sa personnalité et de ses convictions. La solitude du créateur a nourri la toile de la lumière de la vérité. Son grand réalisme lui a permis de composer quelques chefs-d’œuvre dont : «Le Cambiste», «Rbaïbiya», «El Hammam», «Tabbal Bacha», «Le Karting de notre Enfance»… Sa production témoigne, au-delà d’une filiation à un groupe, d’une cohésion culturelle assumée et assurée avec force.
Quand on sait que l’homme est réservé, d’une politesse et d’une pudeur exquises, on s’étonne de constater qu’il est si radical avec la peinture. Son scepticisme devant l’existence est compensé par un dogmatisme sans faille devant la toile. La maîtrise de la technique et la solidité du sujet confèrent aux tableaux de Khayachi une envergure inimitable.
A la limite, ses toiles sont autant de documents historiques ne laissant point de place au doute ou à la remise en question. On sent, dans ses moindres touches, la passion profonde qui le lie à la Tunisie.
A aucun moment, il ne s’abandonne à l’évasion ou à la rêverie ; bien au contraire, il a tenu à être le témoin de son temps. Il a voulu faire entrer dans sa galerie de tableaux tous les aspects de la Tunisie traditionnelle. On ne peut qu’être sensible à une démarche plastique qui fait de Tunis le sujet du tableau. Peintre figuratif, il n’a trouvé son équilibre que dans l’exaltation de la tradition et son bonheur que dans la sublimation de la personnalité tunisienne. Témoin d’une histoire mouvementée qui a failli effacer à jamais l’identité tunisienne, Noureddine Khayachi s’est affirmé comme un grand défenseur de l’héritage national.
Formation classique, tempérament romantique
L’affirmation de l’identité culturelle effectuée par Noureddine Khayachi sur la toile n’est ni orgueilleuse ni ostentatoire. Elle est humble, très humble; à l’image du peintre et à l’image même de ce pays qui est le nôtre. Le magnifique défilé de ses toiles constitue un remarquable ouvrage de référence venant enrichir l’espace culturel tunisien.
Sa formation classique, son tempérament romantique et sa ferveur patriotique ont contribué à faire de lui un peintre d’une très grande valeur artistique. Faisant partie désormais du patrimoine, son œuvre mérite d’être protégée. Noureddine Khayachi est une des plus belles figures de la culture tunisienne du XXè siècle. Son inestimable apport vient joindre et sceller la Tunisie d’antan à la Tunisie de demain. Comme beaucoup d’autres artistes, il a exprimé, à travers son œuvre, la permanence culturelle qui a permis à l’identité tunisienne de traverser les siècles dans une remarquable dynamique, se nourrissant autant d’elle-même que, des diverses civilisations qui l’ont traversée.
En digne fils de la Tunisie, Noureddine Khayachi a restitué dans la beauté de la toile, l’extraordinaire variété de nos identités.
Pédagogue, il a transmis aux élèves du lycée Alaoui qui ont eu la chance de l’avoir pour enseignant, l’amour de la peinture. Il parlait avec dévotion et respect, passion et ferveur, des grands maîtres de la peinture occidentale.
Noureddine Khayachi a transmis à ses élèves la passion des formes et de la couleur et l’amour de la peinture. Il se délectait en prononçant les noms de Sisley, Pissarro, Corot, Le Titien, Renoir, Monet ou Delacroix. Une réelle dévotion le liait aux grands peintres d’Occident. Lorsqu’il en parlait, tout s’éteignait en lui et une étrange et extraordinaire lumière venait illuminer sa main et son regard comme pour signifier que la peinture est un fluide qui relie le regard à la main. Et puis il y avait une surprenante sensualité qui saisissait Khayachi dès qu’il se mettait à parler des grands peintres d’Europe. Une telle sensualité provenant d’un homme aussi réservé et aussi pudique que Noureddine Khayachi ne pouvait que nous inciter à être encore plus attachés et à sa personne et à son cours sur la peinture. Il nous disait que pour être un bon peintre, il faut d’abord être un bon dessinateur. De la sorte, il nous a initiés à l’art du dessin. Il venait assister chaque élève comme un médecin va au chevet de chacun de ses malades. Il enseignait, causait, encourageait, motivait et initiait sans jamais se mettre en colère. Quelle divine patience!
Noureddine Khayachi est un remarquable peintre de portraits de gens illustres et de gens de condition modeste, il a bien connu la nature humaine dans ce qu’elle a de fort et de fragile, de vulnérable et d’invulnérable, de saisissable et d’insaisissable.
Dans l’étude magistrale de la vie et de l’œuvre de le Titien, à aucun moment on ne surprend Khayachi évoquer sa personne. A aucun moment il ne s’approprie sa propre pensée pour dire quelque chose du genre : «Je pense que… Je considère que…» Il a fait abstraction totale de sa personne pour la mise en valeur exclusive de le Titien. On n’a pas eu l’occasion de rencontrer souvent un aussi beau témoignage d’affection et de respect d’un disciple envers son maître.
De retour en Tunisie, Noureddine Khayachi était vraiment chargé de la peinture italienne de la Renaissance. Il aurait pu prolonger cet enseignement et passer sa vie à peindre à la manière de la Renaissance italienne. Fidèle à ses racines, il a préféré renouer les liens avec les traditions tunisiennes. La Tunisie a trouvé en lui l’un de ses meilleurs peintres. Il est probablement celui qui a le mieux traduit les scènes bourgeoises et populaires du vieux Tunis. Ne laissant rien au hasard, il couvrait la toile de l’âme de la Tunisie. Chacun de ses tableaux se présente comme un document historique sur la société tunisienne de naguère. Son œuvre est un défi au temps qui passe. Il a fixé sur la toile des traditions et des coutumes qui n’existent déjà plus. Khayachi a eu la sagesse d’inscrire son œuvre dans la temporalité prestigieuse de la Tunisie traditionnelle.
En virtuose de la toile
«La dégradation de la lumière est une caresse pour les yeux lorsqu’il n’y a plus de lutte dramatique entre le jour et la nuit».
Noureddine Khayachi
Ne craignant pas la difficulté, Noureddine Khayachi entre dans la nuit de l’œuvre pour l’éclairer avec sa palette étincelante de lumière. Toute grande peinture est un jeu subtil entre le clair et l’obscur, les couleurs chaudes et les couleurs froides, l’ombre et la lumière.
En virtuose de la toile, Noureddine Khayachi a multiplié les épreuves complexes lui permettant de varier à l’infini les jeux d’ombre et de lumière. D’emblée, il peint rarement en extérieur, préférant aux scènes de rue, la vie en appartement. Il est vraiment le peintre des intérieurs tunisois. A peine entre-t-il dans une maison, qu’il se précipite à fermer les portes et les fenêtres, à couvrir d’une bâche la cour de la maison et à boucher toute brèche par où passe la lumière. C’est de cette façon qu’il pourra dominer la toile et donner le meilleur de lui-même.
C’est lorsque les choses sont envahies et occupées par l’obscurité qu’elles semblent alors à même d’être maîtrisées par Khayachi.
Ce défi constant à la lumière caractérise l’univers de Khayachi. En authentique créateur, Khayachi se passe amplement de la lumière extérieure pour nourrir la toile de la lumière intérieure émanant vraisemblablement du tableau, mais venant également du peintre lui-même.
Ce jeu permanent entre l’ombre et la lumière crée un univers magique qui permet à l’invisible de surgir de l’obscurité et d’illuminer la toile.
Khayachi réduit à presque rien le point de lumière et laisse volontairement l’obscurité envahir l’intégralité du tableau ; un peu comme pour rappeler, et de façon magistrale, que la lumière aura raison de l’obscurité, que le jour vaincra la nuit et que la moindre lueur
d’espoir saura venir à bout de l’océan des angoisses. La toile vit de lui et par lui…
«L’œuvre dégage une impression forte. Cela vient de la vigueur des colorations, de la juste dégradation des traits et de la distribution bien équilibrée des lumières et des ombres… Tout cela contribue à donner à la peinture son mystérieux enchantement».
Noureddine Khayachi
L’action de la lumière, réduite par Khayachi à sa plus simple expression (Cf «La veillée», «Karakouz»,«La kharja», «Hammam», etc…) ne témoigne pas d’une obscure volonté d’étonner, mais d’une conscience claire des pouvoirs de la peinture. Tout vrai peintre doit savoir placer ses toiles dans la dialectique de l’ombre et de la lumière.
Khayachi a compris. Ce qui fait le peintre, c’est le jeu à la fois antagoniste et complémentaire entre l’ombre et la lumière. Il a fait de ce jeu la loi même qui régit la vie de ses toiles. Il est devenu le maître de l’ombre et de la lumière et a même osé se passer du soleil pour ne se nourrir que de sa lumière intérieure.
Il a trouvé dans la nuit une lumière encore plus exaltante que celle du jour. Ce n’est pas le soleil qui éclaire le tableau, mais le cœur du peintre qui en est la source lumineuse. «Ô peintre, tu feras ton ombre obscure, puis tu la convertiras en lumière»… Ce conseil de Léonard De Vinci a été entendu et appliqué par Noureddine Khayachi.
Le rêve de Khayachi a été de conduire la toile vers un dialogue passionné et amoureux et vers un tête-à-tête merveilleux entre l’ombre et la lumière. De cette union exquise est née une œuvre solide… une œuvre d’ombre ceinturée par un liséré de lumière… Tout se passe comme si la lumière était la gardienne de l’ombre, la garante de son identité et la preuve de son existence.
Khayachi force l’ombre pour mieux en extraire la lumière… On se demande, à force de méditer sur l’œuvre de Khayachi, si la lumière n’est pas en réalité une manifestation lumineuse de l’ombre.
Hegel a dit que «la lumière est formée par des objets obscurs…» Nous ne sommes pas très loin de la quête initiatique de Khayachi. Loin de limiter la peinture à un simple jeu formel entre l’ombre et la lumière, Khayachi a transformé cette dialectique en un véritable corps à corps permettant aux esprits élevés d’y découvrir un véritable enseignement spirituel. Si Khayachi a toujours voulu lier la perfection artistique à la perfection morale, c’est parce qu’il a toujours peint avec amour. Sur son lit de mort, Goethe a réclamé «plus de lumière», et Khayachi, sur ses toiles, professait «moins de lumière», non pas pour faire l’apologie de l’ombre, mais pour vaincre la nuit qui règne dans la toile et amener, sur le tableau, le triomphe du jour.
Ses nombreuses visites aux divers musées d’Europe l’ont initié aux mystères de la peinture. Il a réalisé sur la toile le vœu cher à Tintoret : «Avoir le dessin de Michel-Ange et la palette de le Titien». Les toiles de Khayachi, bien structurées, bien charpentées par des coups de crayon magistraux, sont égayées par les gammes colorées dignes d’un Chardin, d’un Monet ou d’un Pissarro.
Noureddine Khayachi a pu explorer l’univers insaisissable de l’ombre jusqu’à la découverte de la lumière. L’observation de l’obscurité rebelle auprès des belles de Tunis a permis à Khayachi de réussir sur deux fronts. Il a, d’une part, réussi admirablement à mettre en scène la Tunisie traditionnelle, et d’autre part, à réconcilier l’ombre et la lumière.
Après avoir observé la Tunisie depuis les hauteurs prestigieuses auprès des rois de la Dynastie Husseïnite, voici Noureddine Khayachi descendu de son piédestal pour aborder la Tunisie depuis la modestie des demeures de la Médina… Il observe alors le Tunisien et ses moindres détails, nous offrant ainsi une fresque complète englobant l’Etat et la société. Il étudie la Tunisie en multipliant les prises de vue jusqu’à en épuiser l’imagerie… Son témoignage tient à la fois du sociologue et de l’historien, du conteur et de l’ethnologue. Les plus anciennes traditions sont représentées sur le tableau et sauvées ainsi de l’oubli. Il transpose l’art de la miniature sur la toile, opérant ainsi une véritable mutation dans la transmission du savoir. Dans cette lente alchimie conduite par un grand maître, il répond à la demande d’une société gourmande de son passé et assoiffée de ses propres images…
Le souvenir se mêle aux couleurs et la palette de Khayachi devient le lieu de la mémoire collective de la culture tunisienne. Sa culture académique lui permet de cerner son sujet et de dominer la foule dense de gens de toutes sortes voulant habiter ses toiles.
Après avoir fait jaillir la lumière de l’obscurité, voici Khayachi attelé à une mission aussi noble : recréer la Tunisie sur la toile. Ses qualités de dessinateur jointes à ses talents de coloriste viennent remplir la toile de tendresse, d’humanité et de poésie.
Jusque-là inconnue, la Tunisie picturale surgit en pleine santé par la grâce de Khayachi.
Profondément Tunisien, il a puisé dans les traditions de son pays une richesse plastique qui allait faire de lui un peintre, et enfin une sagesse millénaire qui allait renforcer davantage sa dimension d’homme. D’homme exceptionnel. Par son travail acharné, il ouvre la peinture à la Tunisie et la Tunisie à la peinture. Il met la même ardeur à sceller la peinture et la Tunisie que celle qu’il a fournie à concilier l’ombre et la lumière. C’est de ce double combat qu’est né l’irremplaçable Khayachi.