Je suis restée gourmande de la présence de mon père.
J’ai trop souffert de son long séjour en Italie… Je garde un merveilleux souvenir de nos réunions familiales… Il nous a appris à écouter attentivement les autres, à ne pas interrompre celui qui parle même si on n’est pas d’accord, à ne pas dire des choses désagréables à entendre, à ne dire à table que ce qui contribue à préserver la bonne humeur et à avoir une conduite vertueuse.
Mon père dégageait beaucoup d’amour. Il était habité par une grande tendresse. Il veillait à l’unité de la famille. Il fut privé de l’amour maternel alors qu’il était très jeune. Il a été tendre, très tendre envers nous tous.
Fier et en même temps modeste, satisfait mais pas orgueilleux, soucieux de sa personne et également très attentif aux problèmes des autres, il vivait en harmonie avec tous les traits de son caractère. C’est sans doute grâce au dévouement exceptionnel de ma mère qu’il a pu se consacrer entièrement à la peinture. Sans ma mère, il n’aurait jamais pu trouver le temps de peindre… Ma mère a peint avec mon père «sans pinceaux» en créant une atmosphère de quiétude et de sérénité à la maison. Entièrement engagé dans l’acte créatif, mon père a délégué tous ses pouvoirs à ma mère. Ma mère s’occupait de notre éducation, de notre scolarité, de nos déplacements et de tout ce dont on avait besoin. Elle a été notre mère, notre père, notre sœur et notre amie… La famille est une vraie entreprise que ma mère a conduite de façon remarquable. Elle a été le complément d’âme de papa. Mon père disait : «Quand je peins, je souhaite n’être dérangé par aucune visite.»
Mon père était très aimé à la Marsa, les jeunes Marsois et Marsoises lui témoignaient une affection particulière, pour la formation artistique qu’il leur a assurée.
Il avait l’art de dire les formules agréables et savait trouver les mots qui allaient droit au cœur. Il embellissait tout par son regard chargé de poésie. Il affectionnait tout le monde et avait pour devise «Il y a de la place pour toutes les affections dans mon cœur.».
Lorsqu’il s’enfermait pendant des heures dans son atelier, on n’en souffrait pas. On respectait son travail… Des fois, j’osais pousser doucement la porte pour réclamer son affection… Loin de se mettre en colère, il me prenait dans ses bras et me donnait beaucoup de tendresse; cet amour enrichissait son inspiration. Il faisait confiance en mon jugement. Sans doute parce que je suis sa fille aînée et parce que j’ai vécu avec lui une grande et profonde complicité. Il aimait mes dessins et m’encourageait à poursuivre mes efforts.
Mon père était un homme à principes. C’était un homme d’honneur. Il était soucieux de sa personne; très élégant, il avait une beauté hollywoodienne. Il faisait très attention à notre façon de parler. On devait avoir un langage à l’image de notre éducation. Il avait autant de considération pour les gens humbles que pour les gens importants.
Il voulait une œuvre réussie et une famille réussie. Il voulait aussi écrire l’histoire de la Tunisie à travers ses toiles.
Ma mère était très attachée à mon père. Elle était son double, sa mémoire, son prolongement, son alter ego…
Mon père aimait beaucoup la lecture et la musique. Il avait une très grande culture. S’il s’était acharné à poursuivre ses études à Rome, c’était pour se prouver qu’il était capable de réussir et pour honorer la mémoire de son père qui tenait à le voir poursuivre des études supérieures. Pour parvenir à des résultats aussi brillants, il avait travaillé avec ardeur et conviction. Sa thèse sur le Titien en est la preuve.
Il commençait plusieurs toiles à la fois et les traitait simultanément pendant très longtemps, découvrant ainsi, peu à peu, la respiration particulière de chacune. Ce travail sur plusieurs fronts lui permettait de renouveler son regard de tableau en tableau… En peignant les Beys de Tunis, il s’était attaché à mettre en valeur la personnalité de chaque souverain en reconstituant autour de lui l’environnement adéquat.
Ainsi pour un roi poète et musicien tel Mohamed er-Rachid Bey (1756-1759), il avait réalisé un fond reposant et artistique; pour un tyran tel Ali Pacha Ier (1735-1756), il avait suggéré un climat de guerre et de violence… Il avait peint les rois de Tunisie non pas comme un artiste, mais comme un historien.
Mon père voyait juste en chacun et avait le pouvoir d’entrer dans la vérité de tout homme qu’il rencontrait. Il avait une vision extraordinaire de la nature humaine.Des fois, il disait : «Je mets en toile des personnages… Je les invente… Je les peins… C’est comme si je fixe un instant de leur vie…» Serait-ce l’étude des portraits qui lui aurait donné le don d’aller au fond des êtres ? Serait-ce plutôt la connaissance parfaite de la nature humaine qui lui aurait accordé le pouvoir de peindre les portraits ? Il y a sans doute des deux. C’est probablement la jonction de ces deux éléments qui lui a permis cette connaissance profonde et des mystères de la peinture et des mystères de la nature humaine.
Il racontait Tunis de naguère avec ses pinceaux. Il prenait le temps de vivre, le temps de dire et le temps de peindre… Il n’était pas un homme pressé, tourmenté; au contraire, il était calme, réfléchi et pondéré… Il ne parlait jamais de ses problèmes; même les gens les plus proches de lui, le connaissaient peu. Tout ce qu’il a voulu dire sur lui a été mis sur la toile. Tous ses traits de caractère ressortent dans ses tableaux. Il soignait les détails et ne laissait rien au hasard. La toile ne quittait jamais définitivement le chevalet car la perfection le rappelait toujours à l’œuvre. Il tenait à ce que l’harmonie régnât en lui, dans sa famille, dans son environnement amical et dans sa peinture. Il ne supportait pas que quelqu’un manquât à sa parole. Il ne supportait pas qu’on lui manquât de respect. Il détestait la vulgarité dans les propos, l’hypocrisie, la méchanceté et la violence….
Comme il était heureux lorsqu’il nous voyait réviser nos leçons; souvent on faisait le gué, et dès qu’on le voyait arriver on prenait chacun un livre et on se mettait à lire. En rentrant à la maison, il avait devant lui l’image du bonheur et il se dégageait de ses yeux une lumière qu’on ne peut oublier. Bien qu’il s’inspirât de ce qu’il voyait, le tableau surgissait du plus profond de lui-même… Comme tous les créateurs, il avait une grande crainte du temps qui passe. C’était pourquoi, il s’adonnait tant au travail. Pour être artiste, il faut être soi-même. Et mon père a été lui-même. Il s’est tout à la fois dominé et dominé son œuvre. En réalité, l’appel de la toile reprenait en écho l’appel le plus profond de son moi. Il entrait dans son atelier comme s’il retournait dans le ventre de sa mère, au cœur de la vérité de l’être, là où il faut être soi-même pour mériter ce peu de lumière qui éclaire notre existence.