A part Noureddine Khayachi, aucun homme ne m’a plu. Je n’ai aimé que lui. Nous avons vécu heureux ensemble. Nous nous sommes parfaitement bien compris. Il ne m’a jamais tenu de propos irrespectueux et je lui ai toujours accordé une réelle considération. Ainsi doit être la vraie vie conjugale. Beaucoup de personnes pensent qu’il est difficile de vivre avec un artiste car il lui manquerait «un grain»… Ayant vécu presque toute ma vie avec un artiste peintre, je peux dire que c’est plutôt le contraire. Les artistes n’ont pas quelque chose «en moins», ils ont plutôt quelque chose en plus. Ils sont plus attentifs à la vérité des gens et à la valeur des choses. Mon mari ne m’a peut-être pas appris à peindre, mais il m’a appris à regarder. Il a tout mon amour et toute mon affection. Partisan de la devise «un esprit sain dans un corps sain», il s’est attaché à soigner son image, soigner son parler, soigner sa conduite, soigner son corps et soigner son âme. Rien n’était laissé au hasard. Tout devait tendre vers la perfection : autant sa personne, sa famille, sa vie, son œuvre que sa peinture.
Il avait vraiment le culte du travail. Il détestait l’inactivité. Lorsqu’il a été engagé par le Ministère de la Défense, il y a réalisé des œuvres importantes allant des décorations officielles à l’emballage du paquet de cigarettes «El Jeïch».
Il peignait pour son plaisir. Il n’aimait pas se séparer de ses œuvres ; lorsqu’une toile partait, il régnait à la maison une grande tristesse, comme si on se séparait d’un être cher.
Voulant parfaire sa formation et obtenir un diplôme officiel, il a été pour un séjour d’études de quatre années en Italie. Ce fut un déchirement familial autant pour nous que pour lui. Lors de ce long séjour en Europe, il rentrait souvent avec des cadeaux et des présents. Il ne pensait jamais à lui et ne pensait qu’à notre bien-être. Bien qu’il ne fût pas un saint, il en avait les attributs et les caractéristiques. Mon mari était beau, bon et vertueux. En lui se rencontraient la beauté physique et la beauté morale. Discret, il restait à l’écoute des autres sans se mettre en vedette. Il ne montrait jamais qu’il n’aimait pas telle ou telle chose pour ne pas vexer ses interlocuteurs.
Il a vraiment les vertus du pédagogue et c’est la raison pour laquelle il n’a laissé que de bons souvenirs partout où il a exercé une fonction et tout particulièrement au lycée Alaoui. Il a toujours peint à la maison. Il ne peignait jamais la nuit et ne travaillait qu’à la lumière du jour. Il a réalisé beaucoup de travaux pour l’Etat dont une suite de portraits des Rois de Tunis. Il n’était vraiment heureux que devant la toile. Le jour de sa retraite était vécu par lui comme un vrai déchirement, car il se séparait de ses élèves ; et par nous, comme une grande fête car il allait, enfin, pouvoir se consacrer entièrement à sa famille et à son art. Il aimait me voir lui tenir compagnie lorsqu’il peignait. Il voulait travailler en paix et ne pas être dérangé, le seul qui puisse être à ses côtés était son petit -fils adoré Zied Ghorbel. Lorsqu’il se mettait à peindre, j’avais l’impression qu’il vivait une autre vie ; en réalité, il était dans son véritable élément.
«Notre entente parfaite a aidé mon mari à aller le plus loin possible dans son tête à tête avec la peinture».
Fatma Bey KhayachiIl ne voulait ni boire, ni manger, ni parler, ni voir les gens, ni rien qui pût le déranger… Parfois, j’avais l’impression que la toile l’avait absorbé. J’allais manger toute seule, puis je venais le rejoindre en silence, en prenant garde de ne pas faire de bruit et de ne pas m’interposer entre lui et sa peinture…Je restais ainsi des heures à le regarder peindre… C’est grâce à ces instants de complicité que nous avons vécu heureux. Il était propre et très organisé. Je n’ai jamais trouvé une seule tache de peinture ni sur le parquet, ni sur ses vêtements, ni sur les meubles, ni sur les tapis. A croire qu’il ne peignait pas du tout. L’atelier brillait de tout son éclat.
Il ne m’a guère laissé l’occasion d’être jalouse de la peinture. Il était sans cesse à mon écoute et attentif à mes désirs.
Il me demandait souvent mon avis. Lorsqu’il était satisfait de mon jugement, il me disait en riant : «Dis-donc, tu as appris à regarder !»… Une fois le travail fini, il aimait faire du sport, de la marche à pieds ou bien aller rendre visite aux parents et aux amis du club de la Marsa.
J’ai su créer un équilibre entre la vie familiale et la vie professionnelle. J’ai su lui offrir un climat favorable l’aidant à la création. Sans être prétentieux, il ne doutait jamais de son art.
Il savait qu’il était un grand artiste. Il aimait beaucoup la lecture, la musique et le Maloûf. Il regardait très peu la télévision. Il nous arrivait de jouer ensemble de la musique, lui du violon et moi du luth.
Il aimait Saliha, Ali Riahi, Om Kalthoum, Abdelwaheb. Nous n’avons pas vécu l’un contre l’autre, mais l’un pour l’autre.
La vie conjugale n’a de valeur que lorsque les deux conjoints se respectent et vivent en harmonie. Il a été l’époux parfait et le papa modèle. Quant à moi, j’ai élevé mes enfants dans le culte de leur père.
Il m’a délégué tous ses pouvoirs et je pense que j’ai été à la hauteur de la confiance qu’il m’a accordée. Nous avons tous souffert de sa longue absence en Italie.
Mon mari peignait trois à quatre toiles à la fois non pas pour aller vite, mais pour prendre le temps de vivre chaque toile et pour laisser à la toile le temps de vivre en lui. Parfois, il se réveillait en pleine nuit pour aller passer des heures devant ses tableaux en les reprenant l’un après l’autre pour une étude approfondie.
Il travaillait une toile, la laissait se reposer, puis prenait une autre et ainsi de suite… Selon lui, une toile n’est jamais finie… Il mettait des mois et des mois pour réaliser un tableau… Des fois, lorsque je ne voyais plus une toile sur le chevalet, je lui disais : « Alors, tu l’as finie…? » Il me répondait : « Non ! Pas du tout… Je me repose d’elle et elle se repose de moi… Je la reprendrai plus tard… » Il n’était vraiment pas du genre à faire une ou deux toiles par jour… Cela ne correspondait ni à sa nature, ni à son art.
Il n’acceptait de se séparer de ses toiles que lorsque celles-ci allaient pour un musée.
Mon mari était nationaliste et cela se voit dans ses toiles. Il était attaché au patrimoine, à l’histoire de la Tunisie, aux traditions et aux coutumes qu’il avait peints avec la plus grande minutie.
Il était attaché à ses amis dont Amor Rostom,Hamadi Snoussi, Néjib Bouziri, Mokhtar Bey, Abdelaziz Mhiri, Mokhtar Ben Youssef, Foued Mbazaa, Dargouth …
Il ne souhaitait de mal à personne et voulait voir tous les gens heureux. Il n’aimait pas les ragots et les rumeurs et me disait : «Je ne suis pas prêt à accepter tout ce qu’on raconte. Ma tête n’est pas un fourre-tout…» Il aimait la vie avec raison et sans excès… Il aimait les voyages, les promenades, les amis, les musées, la musique, la bonne cuisine… Comme en toute chose, il aimait avec mesure. Il se mettait rarement en colère. Il était l’équilibre même. Il voulait qu’il régnât à la maison un ordre impeccable. Il avait très bon cœur. On ne peut rêver meilleur mari. Nous avons vécu ensemble dans une entente parfaite. C’est grâce à cette complicité et ce respect mutuel que j’ai pu faire régner à la maison une atmosphère propice à son dialogue avec la peinture.