Malgré ses nombreux déplacements et sa solide initiation à la peinture occidentale, Khayachi est resté profondément Tunisien. Plus il se déplaçait en Europe et plus il en visitait les musées, plus il s’enracinait dans l’identité tunisienne : «Chaque peintre gardait volontiers, en se déplaçant, comme un certificat d’origine, le nom de son pays natal qu’il illustrait en même temps que lui-même». Gravée en son cœur, la Tunisie devait être le fondement de sa peinture.
Né dans un pays méditerranéen, il a trouvé dans les ruelles étroites de la Médina et dans les passages pittoresques des souks un feu d’artifices d’étoffes, d’épices, de parfums, de cuivre, de tapis, de poteries, de formes, de couleurs et de commerces variés. Ce champ visuel baroque et exubérant a alimenté son imagination et lui a fourni un matériel considérable pour peupler la toile.
Comme on l’a dit plus haut, la lecture de la tradition occupe l’essentiel de l’œuvre de Khayachi. A croire qu’il a passé sa vie à observer les Tunisiens dans leurs fêtes et cérémonies diverses. Tout est raconté avec une extraordinaire précision. L’amour de la Tunisie de naguère orchestre la mise en scène du tableau. La finesse de son écriture, la richesse de ses observations et la précision de sa langue l’imposant comme un des plus grands peintres de la Tunisie du XXè siècle.
Ses séjours nombreux et prolongés dans les musées d’Europe et tout particulièrement d’Italie, lui ont donné une grande dextérité dans la façon de distribuer l’ombre et la lumière sur la surface du tableau. Plus que le peintre de la lumière, Khayachi est vraiment le peintre de l’ombre. Quelques tableaux réalisés dans la nuit obscure viennent témoigner de son extraordinaire talent à faire jaillir la lumière de la nuit totale. On peut citer «La Kharja», «Le Karakouz»; et surtout la toile «La veillée», que l’on peut considérer comme un chef d’œuvre. Dans cette toile, réalisée en 1960, Khayachi s’impose comme un maître authentique qui maîtrise parfaitement le jeu dialectique de l’ombre et de la lumière.
Quelque soit le sujet évoqué, Khayachi utilise beaucoup l’ombre et ne semble pas être complètement acquis à la lumière du ciel de Tunis. Un ciel qu’on voit très peu apparaître puisque la majorité des œuvres de Khayachi sont peintes en appartement. Toujours le besoin de l’ombre. Les deux toiles de mariage, réalisées l’une en 1955 et l’autre en 1982 mettent le ciel entre parenthèses. Ces deux œuvres, réalisées pourtant dans la cour et permettant de ce fait une liaison directe et radicale avec le ciel bleu, esquivent avec une adresse inouïe, la présence d’une lumière excessive. Sur le tableau de 1955, Khayachi, comme la tradition l’exige, couvre la cour avec une immense bâche et dans le tableau de 1982, il s’arrange pour enfermer le ciel dans un coin de terrasse.
Ces observations préliminaires nous invitent à penser que Khayachi est un peintre de l’intérieur qui affectionne la pénombre et qui fuit, en quelque sorte, les grands effets de lumière. Khayachi est un peintre de l’ombre et c’est ce qui fait son génie. La présence oppressive de l’ombre, que les profanes vont trouver gênante, sera très appréciée par les initiés. Ce constat vient nous renforcer dans l’image que donne Khayachi de lui-même et qui est celle d’un artiste sérieux qui ne recherche pas les effets spectaculaires et les artifices éphémères. Son engagement authentique lui interdit la frivolité et la superficialité. Il a choisi la difficulté pour marquer sa volonté et pour authentifier son génie.
Les toiles d’extérieur sont rares. On peut à peine citer «La Tijaniya», «Sidi Hassouna El Meddelel», «Tabbal Bacha», ou «Karting de notre enfance». Dans ces œuvres, Khayachi exalte la lumière de Tunis. Cependant, c’est surtout dans «La Koffet el Hammel», dans «Le Marché sombre» et dans «Les Trois Grâces» que Khayachi exprime le mieux son idéal plastique.
Fier de son identité tunisienne, Khayachi chante sur la toile la toilette traditionnelle, la Henna, le Harkous, la Mardouma, la Hannena, l’Ecole Coranique, la Dar Maalma, les tenues traditionnelles, la Aïssawiya, la Tijania, le Maloûf, le Stambali et autres aspects de la Tunisie de naguère. Khayachi a trouvé dans la représentation de la Tunisie traditionnelle, de quoi alimenter ses toiles. Fier de ses origines, il a sublimé le passé jusqu’à se donner l’air d’un conservateur jaloux de son patrimoine.
La précision de l’ouvrage trahit l’énormité du temps passé dans l’exécution de chaque toile. Loin d’être un peintre gestuel, Khayachi est plutôt un artiste se réclamant de la figuration classique. Il a fait, en quelque sorte, le joint entre la Tunisie traditionnelle pour la thématique, et la tradition picturale occidentale pour la technique. Par un remarquable savoir-faire, il a pu réconcilier deux traditions prestigieuses.
Il a observé sa société d’origine comme on observe une toile du Louvre. Tout est reproduit avec exactitude et fidélité. Dans «Le Harkous» qui a servi à l’émission d’un timbre-poste, on voit une jeune femme de face qui se fait mettre sur le visage un harkous (grain de beauté factice) par une femme vue de profil. Assise à l’ombre, la hannena met tout son savoir-faire au service de la maquillée dont la lumière inonde le visage et le buste. Tandis que tout le bas du tableau vit à l’ombre, voici qu’un deuxième rayon de lumière, jaillissant de l’intérieur, vient éclairer quelques carreaux de céramique. Un fragment de fenêtre vient nous plonger dans l’immensité de la cité. Le contraste judicieux entre un extérieur insipide et monochrome et un intérieur haut en couleurs souligne une nouvelle fois les préférences de Khayachi. A l’aide d’une superbe technique, il vient une nouvelle fois s’affirmer comme un peintre de l’intérieur. Et il exprime cela de façon magistrale puisque les deux rayons de soleil qui viennent éclairer le visage de la femme sur la gauche et la céramique sur la droite, ne viennent pas de la fenêtre, mais depuis l’intérieur du tableau. Comme si Khayachi voulait nous dire que la lumière ne vient pas forcément de la lumière et que la lumière est peut-être le fruit de l’obscurité.
Dans la toile «l’Ecole coranique», Khayachi excelle dans l’évocation du maître traditionnel administrant la falka à un élève rebelle.
Là encore, la fenêtre pourtant grande, laisse passer une petite lumière. A travers la disposition des dômes et minarets, on devine la ville de Tunis. les nombreuses chéchias sont autant de taches rouges venant conférer au tableau une extraordinaire unité.
Dans «La toilette matinale», Khayachi met en œuvre ce qu’il aime, à savoir un milieu typiquement bourgeois observé à l’intérieur de la demeure, à l’abri de la lumière. Comme si elle ne voulait pas contrarier le maître, la lumière reste au seuil de la chambre, donc au seuil du tableau. Une jeune bourgeoise se coiffe tandis que sa servante tient un miroir à hauteur de son visage.
«La Oksa» est à rapprocher de la toile «Matinée». La queue de cheval, tenue avec un long ruban, est une coiffure que l’on retrouve dans les milieux bourgeois et petits-bourgeois de Tunis.
Dans «Mère et jumeaux», «Henné», «Sabgha», il aime déployer les cheveux féminins et leur offrir la vedette. Quel est donc le secret de cet amour des cheveux bien coiffés ? Fort heureusement, et comme pour répondre à la soif de l’artiste et à l’attente du poète, la tradition offre de nombreuses séances de toilette traditionnelle durant lesquelles les femmes s’adonnent à l’art de la coiffure. Les deux toiles «Sabgha» et «Henné I» sont, à un détail près, similaires. Les deux tableaux ont pour décor un fond social bourgeois, sinon aristocratique, les deux se déroulent à l’intérieur, à l’abri de la lumière et des regards indiscrets.
La toile «Sabgha» est animée par une troupe de Tijaniya tandis que les toiles «Le henné I et Le henné II »sont orchestrées par une troupe de Rebaïbya.
Dans les trois toiles on ne voit apparaître aucun homme. La toile «Le henné I» est si belle qu’on la croirait issue des mille et une nuits. Dans ce tableau, Khayachi s’est dévoilé avec toute sa force et sa délicatesse aussi. A l’extrême gauche, on voit aussi un groupe de femmes danser et chanter devant une fenêtre qui ne laisse pas passer la lumière. Au-dessus des femmes se dresse un grand miroir qui renvoie le reflet de la fenêtre d’en face, suggérant ainsi la vision d’une infinité de miroirs mis en abîme. Deux autres fenêtres, fermées elles aussi, laissent passer une lumière en débit faible. En haut de l’escalier, des femmes poussent des you-yous. Au centre du tableau, la femme offre ses cheveux à la hannena. Merveilleux tableau qui rassemble dans une complicité féminine chaleureuse, près de trente personnes.
Dans la toile «Mère et jumeaux», chevelure longue et légèrement ondulée, la mère se prépare à la coiffure. Peinte de dos, on devine son visage à travers le miroir devant lequel elle se coiffe. Vêtue d’une fouta et d’une blousa, elle a les pieds couverts de henné. Absorbée par sa toilette, elle fait peu cas de ses enfants qui sont, selon la coutume, attachés, par un ruban, à un meuble. Le premier essaie d’attraper une clef et le deuxième essaie d’attraper un petit gateau offert par sa grand mère, depuis la fenêtre. Sa fouta et blousa, aux couleurs multicolores, surgissent comme un arc-en-ciel dans l’univers sombre de Khayachi. Le carrelage, admirablement reproduit, témoigne du sérieux, de l’incontestable sérieux avec lequel Khayachi aborde le tableau.
Dans la toile «Le trousseau», la future mariée, coiffée de sa oksa, regarde avec admiration ses vêtements. Son trousseau mis dans un coffre, dans une chambre couverte de céramique, témoigne de la richesse de son milieu.
Noureddine Khayachi est très friand de l’univers féminin. Il en est l’observateur attentif et bienveillant. Dans une ville comme Tunis où se dessinent de façon très nette l’univers des hommes et l’univers des femmes, la ville féminine et la ville masculine, il devient tout à fait indiqué, pour un plasticien «averti», d’en tracer les contours avec les outils adéquats. On ne peint pas de la même façon le bain maure des hommes et le bain maure des femmes, ni les orchestres masculins et les orchestres féminins. Khayachi est comme le personnage qui admire à la dérobée «Les Trois Grâces au Palais de la Rose» Caché derrière une colonne, un garçon ose transgresser les lois du harem pour aller honorer l’éternel féminin.
Attentives à sa présence, les Trois Grâces se donnent à lui, sans se trahir, par un regard affectueux.
La toile «Femme au Ajar» représente admirablement bien ces femmes de la tradition qui n’avaient pas le droit de se montrer.
Drapées de plusieurs tissus, elles ne devaient rien laisser apparaître lorsqu’elles sortaient dans la rue. Que l’on imagine la force de caractère que devait avoir le peintre pour violer les tabous et entrer dans l’univers féminin. Et pourtant, c’est bien cet univers riche de symboles et de sens qu’il nous faut déchiffrer si on veut avoir une meilleure connaissance de la société Tunisienne.
La toile intitulée «Femme voilée» laisse entrevoir un peu d’espoir. Le regard dégagé, l’attitude engageante, la femme voilée, par sa force de caractère, semble inviter au dialogue. Noureddine Khayachi semble avoir percé le mystère féminin. Il est entré dans la loge réservée aux bienheureux et a pu ainsi vivre l’univers féminin et faire vivre la femme dans toutes ses dimensions.
A travers la toile «Une Marsoise», quand bien même elle est drapée de son voile, une femme se dévoile à travers un regard complice. Khayachi a eu raison des obstacles et des restrictions. La femme se donne enfin à lui. Elle règne sur le tableau en véritable maîtresse. Khayachi est entré dans l’univers féminin et la femme est entrée dans sa toile.
La femme en Tunisie est garante de la tradition. Elle en est l’héritière, la gérante, la responsable, le symbole et le signe. Khayachi l’a parfaitement bien compris. Pour entrer dans l’intimité des maisons tunisiennes, pour élucider le mystère des traditions et pour recueillir la sève substantielle des coutumes tunisiennes, il faut passer par la femme. C’est la femme qui rythme la vie quotidienne.
Depuis l’art culinaire jusqu’à la subtilité de la toilette, la femme surpasse l’homme grâce à l’étendue d’un savoir dont on n’a pas encore totalement établi la somme.
Dans la toile «Sidi Hassouna El Medellel», quatre femmes sont affairées à des besognes ménagères chargées d’une ritualité précise tandis qu’un jeune adolescent joue avec un bâton et qu’un porteur d’eau (guerbaji) regarde avec stupeur la richesse d’un spectacle baroque aux mille enseignements. La femme qui prépare avec dextérité la feuille de baklawa sur la mida, dialogue avec sa compagne qui démêle un écheveau de laine bleue.
Khayachi s’est transformé en narrateur pour relater les faits glorieux de la femme tunisienne qui s’improvise maître-charcutier à l’Aïd El Kébir, grande pâtissière à l’Aïd Es-Séghir, tisserand, tapissière, couturière, brodeuse, terrassière et autres corps de métiers…
Elle est à la base de la confection de la chéchia, puisque c’est à elle que revient l’honneur de la tricoter en premier lieu. Elle est à l’origine des forces laborieuses et cette toile admirable vient lui rendre un hommage formidable.
Ce savoir féminin est tellement immense qu’il a nécessité la mise en place de Dar El Maalma. Cette institution pédagogique n’a pas son équivalent dans la société masculine. Khayachi, attentif à l’univers féminin, n’a pas manqué de saluer ce noyau éducatif dans sa toile intitulée : «Dar El Maalma». Réalisée dans la pénombre qui lui est chère, on voit la patronne (la Maalma) diriger les travaux studieux d’une vingtaine de jeunes filles affairées à broder, tricoter, musiquer ou cuisiner. C’est de chez elle que sortiront les maîtresses femmes de Tunis.
Dans la toile qui célèbre le troisième jour de mariage (theleth) avec poissons, on voit la tradition qui consiste à ce que la mariée et le marié enjambent un gros poisson, voire même plusieurs, pour enlever l’œil et apporter la baraka sur leur union. Ce tableau est un clin d’œil aux superstitions tunisiennes.
La toile «Tendresse» met en scène trois filles jouant avec des poupées. Khayachi reste fidèle à sa conception de la société Tunisienne. En même temps qu’elle assure l’ordre, la femme donne à la société l’amour dont elle a besoin pour cimenter ses liens.
Dans le tableau «La Hannena», la mariée dialogue avec la maquilleuse. Vieille et de condition modeste, la hannena joue un rôle préponderant dans la préparation de la future mariée; c’est elle qui applique le henné sur les cheveux, les mains, les pieds de la mariée et tous les membres féminins de la famille. Son rôle d’esthéticienne est complété par des conseils judicieux sur la beauté et la séduction. Rayonnante, la mariée doit en partie la splendeur de ses noces à la hannena.
La toile «La pose du collier» est une œuvre célèbre de Khayachi. Observée avec une attention bienveillante par ses deux servantes, la mariée est comblée. Peint dans la pénombre si chère à Khayachi, ce tableau souligne avec éclat la richesse de l’éternel féminin. Le dialogue entre les regards est digne des grands maîtres de la Renaissance. De facture classique, ce tableau est remarquable par sa tenue.
Décidément, Khayachi a toujours aimé se battre dans l’ombre pour faire parler la toile et n’a jamais aimé l’excès de luminosité. Cela se vérifie de façon magistrale dans ses merveilleux tableaux relatifs au mariage dans lesquels la source de lumière est réduite à bien peu de choses. Il faut avoir le talent et le génie de Khayachi pour faire jaillir de l’ombre la lumière du tableau.
Cela est très clair dans son chef-d’œuvre «La mariée» où il exploite avec une force extraordinaire, le peu d’éclairage qu’il se donne pour faire vivre une cérémonie traditionnelle. Khayachi a vraiment cherché la difficulté et s’est compliqué la tâche en réduisant au minimum la luminosité.
Chaque toile s’éclaire de sa propre lumière et met en veilleuse la lumière du jour. Et c’est dans ce cadre obscur que Khayachi excelle le plus et qu’il dévoile la remarquable étendue de son savoir-faire.