Après avoir exploré l’univers féminin, Noureddine Khayachi, en observateur attentif des traditions tunisiennes, exerce son regard sur la société masculine. Il en résulte quelques toiles remarquables qui viennent compléter son témoignage.
L’ensemble des toiles que l’on va voir défiler reste fidèle à la doctrine du maître : très peu de lumière et beaucoup de personnages.
Il peuple la toile d’une extraordinaire foule d’individus, multipliant ainsi les difficultés et prolongeant ses liens avec la toile jusqu’à la maturité du tableau.
Dans «Koffet El Hammel» il observe avec perspicacité une scène de rue. Un riche bourgeois est précédé de son serviteur qui porte son couffin de provisions. Il est suivi d’un derwich qui encense son
passage pour le protéger du mauvais œil. Mauvais œil de toute façon neutralisé par les trois poissons énormes qui sont suspendus au grand couffin lourdement chargé.
Le tableau «Karakouz», (Kara göz en Turc), est un spectacle de marionnettes que les Ottomans ont introduit en Tunisie. Ce spectacle d’ombres ne pouvait qu’interpeller Khayachi. Plongée dans la prénombre, la salle noire de monde attendait Khayachi pour l’éterniser. Cette toile est l’exemple type de tableaux chers à Khayachi puisqu’il peut, à souhait, peindre à l’abri de la lumière.
Dans la même foulée, il peint la «Kharja» de Sidi Bou Saïd. Cette procession de danseurs soufis de la confrérie Aïssawiya représente un moment très important dans la vie spirituelle de Sidi Bou Saïd. Khayachi excelle puisqu’il saisit l’émotion mystique dans la nuit obscure réduisant l’effet de lumière à deux lanternes et à quelques fenêtres à peine éclairées.
Khayachi rend visible ce qui est invisible et fait jaillir, une nouvelle fois, la lumière de l’ombre. Et c’est précisément là qu’est son génie.
C’est dans le même esprit qu’il compose sa toile : «Le Hammam de la Hamma» qui se déroule presqu’entièrement dans l’obscurité du bain maure. Une toute petite fenêtre laisse passer à peine la faible lumière du jour puisqu’il porte déjà en lui la lumière !
Dans la toile : «Le Marché sombre», qui porte bien son nom, Khayachi excelle encore une fois et de façon magistrale, dans le mariage réussi entre l’ombre et la lumière. Près de cent personnes animent cette scène de rue partagée entre l’ombre et la lumière. En virtuose du clair-obscur, il distribue les tons chauds et les tons froids avec un savoir-faire remarquable. Voilà une toile qui illustrerait à merveille la composition «Sur un marché Persan» de Ketel Bey.
Ce sentiment se traduit fort bien dans les magistrales toiles de Khayachi : «Tabbal El Bacha». Ces œuvres font partie des quelques toiles où Khayachi n’a pas été avare en lumière. Quand bien même ces toiles semblent mettre en scène la société masculine, c’est en réalité la société féminine qui leur assure grâce et beauté.
On retrouve la lumière dans la superbe toile : «Karting de notre enfance». Quand bien même elle est dominée par des personnages adultes, cette toile respire le bonheur puisqu’elle met en scène des enfants en train de jouer au skate à la mode de Tunis. Les fissures en trompe-l’œil confèrent à la toile la dimension d’une fresque du QuatroCento.
Au terme de ce voyage dans la société traditionnelle tunisienne à travers les toiles de Khayachi ; on ne peut que saluer la profondeur d’un regard qui n’a rien négligé pour la mise en valeur d’un espace civilisationnel qui avait besoin d’un interprète aussi raffiné. Par son témoignage pictural, par la richesse de son écriture et par la densité de son style; Noureddine Khayachi a éternisé divers aspects de la société traditionnelle. A aucun moment il n’a versé dans le folklorisme, dans le voyeurisme ou dans la facilité.
Trop exigeant pour bâcler son ouvrage, il a peint la société tunisienne traditionnelle en appliquant avec la plus grande rigueur les règles de composition classique. En véritable bourgeois jaloux de son identité culturelle et de son appartenance sociale, il a apporté son témoignage sans complexe.
Bien sûr, il aurait pu peindre des fleurs, des paysages, des marines, respirer l’air vivifiant des campagnes, entendre le chant des oiseaux, profiter des lumières de la Tunisie et de son ciel bleu, voyager de ville en ville et se promener de souk en souk pour donner au public, et à profusion, des images d’Epinal d’une Tunisie «carte postale» à consommer rapidement comme un thé à la menthe. Une telle conduite ne peut convenir à un homme comme Khayachi. Loin de tous ces artifices il a voulu atteindre et exprimer la Tunisie profonde qui s’est manifestée dans les fêtes et cérémonies de la bourgeoisie traditionnelle de Tunisie. Il a voulu servir cette thématique en priorité. C’était là sa mission et son objectif.
Parallèlement à ce témoignage sans équivoque, il a voulu transmettre un message. Dans chacune de ses toiles on verra s’opposer et se compléter l’ombre et la lumière. Pour saisir la présence subtile de la lumière, Khayachi s’est installé à l’ombre et plus précisément à l’ombre des femmes de la bourgeoisie tunisienne. Depuis cette position privilégiée, et ô combien protectrice, il pouvait à la fois mieux étudier la société féminine et mieux comprendre le phénomène de la lumière. Tout se passe comme si Khayachi avait installé son chevalet dans le harem. A l’ombre protectrice de la femme tunisienne, Khayachi s’est affirmé comme l’homme de la lumière.
A travers toute femme qu’il peignait, Noureddine Khayachi essayait de faire revivre, en couleurs pleines d’allégresse, le tendre souvenir de sa mère.