A cause de l’austérité des moyens mis en œuvre pour son expression, le dessin est déprécié par la majorité des amateurs des Beaux-Arts qui préfèrent la beauté de la toile à la précarité du papier. Quand on a été éduqué dans le culte de la palette et du pinceau, il est presque inconcevable de renoncer à la toile, pour s’adonner à l’art du dessin qui apparaît, comparativement à la peinture, austère, indigent et infirme. C’est ce drame de la différence entre la peinture et le dessin qui a été vécu intensément par Khayachi. Ce qui rajoute du malentendu au malentendu, c’est qu’il faut être capable de prendre le crayon sans oublier la palette, car le dessin est l’anatomie de la peinture.
Malgré ce lien de solidarité suprême entre peinture et dessin, le dessinateur reste le frère pauvre, rejeté par le frère riche. Dans cet imbroglio de contradictions, le dessin a pu être réhabilité et retrouver ses lettres de noblesse grâce aux grands peintres. De Michel-Ange à Henry Michaux, de Vlaminck à Dunoyer de Segonzac, le dessin se dégage de l’image pour le moins dépréciée dans laquelle il est classé pour s’affirmer enfin comme une expression à part entière. C’est dire le courage de Khayachi le peintre qui a osé s’affronter aux fausses rumeurs pour pratiquer avec passion et sans complexe l’art du dessin. Il a compris que pour être un bon dessinateur, il faut abandonner les exigences du peintre. Il a appliqué avec les meilleurs soins les recommandations du minimalisme et a fait sienne la devise “lessis more». Il a mis le moins pour dire le plus. Le dessin est l’art du dépouillement et de l’austérité. Réduire la ligne à l’essence du trait. C’est l’alchimie du dessin.
Faire le plein en peinture et faire le vide en dessin a été son double objectif. Il est dommage que le terme «vide», malgré l’énergie qu’il porte, est perçu par les gens comme un terme choquant connoté et péjoratif. A mon sens, il faut aller au-delà des préjugés afin d’arriver à cerner clairement son objectif plastique. Si on occulte la dialectique du plein et du vide, on passe à côté de sa vérité et ce livre n’aurait plus de sens.
Je partage le point de vue de sa fille Tej El Molk Khayachi Ghorbel quand elle dit de Noureddine: «j’aurais tant souhaité voir mon père présent parmi nous afin qu’il nous communique sa réponse».
Dans l’exercice de la peinture, Noureddine Khayachi s’est placé volontairement dans la dialectique de la lumière et l’ombre, du visible et de l’invisible. Une dialectique qui eût pour terrain privilégié la Tunisie traditionnelle. Il en est autrement de l’exercice du dessin qui enjambe d’une part la problématique de la lumière et l’ombre et d’autre part l’identité tunisienne pour inaugurer un discours neuf en rapport avec le support et l’outil. En abandonnant un moment la toile et le pinceau pour le papier et le crayon, il se dote d’une langue peu connue en Tunisie: le dessin. Noureddine Khayachi le dessinateur prend ses distances vis à vis de Khayachi le peintre, non pas par lassitude, mais pour vivre pleinement une expérience nécessaire.
Renoncer à la toile, au pinceau et aux couleurs n’est pas chose facile pour un peintre confirmé comme Khayachi.
En abandonnant provisoirement la toile pour le papier, il a compris que pour se donner et s’adonner au dessin, il devait abandonner son pouvoir de peintre. Henri Michaux a déclaré au moment où lui aussi, a abandonné la peinture au profit du dessin: «ce que je fais, est-ce simplement dessiner en pauvre, comme celui qui joue de la guitare avec un seul doigt?… Comme moi, la ligne cherche sans savoir ce qu’elle cherche, refuse les immédiates trouvailles, les solutions qui s’offrent, les tentations premières. Se gardant «d’arriver», ligne d’aveugle investigation… ligne somnambule… sans rien cerner, jamais cerner… ligne célibataire, qui ne se soumet pas… ni dominante, ni subordonnée. Laisser courir le crayon sur le papier jusqu’à ce que la force d’errer, il y ait obligatoirement arrêt… L’on voit alors un dessin désireux de rentrer en lui-même».
C’est la capacité de Noureddine Khayachi de changer d’écriture selon le matériel utilisé qui fait l’objet de cet ouvrage.
En véritable maître de l’espace pictural, il a assumé tout ce qu’il a engrangé comme peintre pour vivre son destin de dessinateur. Il a abandonné le dogmatisme des compositions, l’intensité des couleurs, le prestige des thèmes princiers, la plénitude de la tradition pour vivre l’élan créatif dans une sorte de nudité originelle, comme s’il établissait son propre acte de naissance sur chaque dessin qu’il réalisait et qu’il était convaincu d’avoir accompli sa mission presque sacrée sur chaque toile à la Tunisie. A la charge collective de la peinture succède la dimension individuelle…
Peinture chargée et dessin déchargé, voilà les deux pôles expressifs paradoxaux qui ont placé Noureddine Khayachi dans une position démiurgique puisqu’il arrivait à concilier en lui-même le crayon et le pinceau, le papier et la toile, le dessin et la peinture, le silence et le langage.
Degas clamait haut et fort son «amour infini du dessin». Amour qui sera interprété de façon admirable par Paul Valéry dans son beau livre «Degas, Danse, Dessin». Ingres affirmait à juste titre que «le dessin, c’est les trois quarts de la peinture». Rembrandt aussi était habité par la tragique nécessité du dessin. Watteau confie qu’il éprouve plus de plaisir à dessiner qu’à peindre. Et comment oublier d’évoquer Fragonard lorsqu’il se livre éperdument à l’amour du corps qui jaillit au bout de son crayon ? Tout cela a été vécu et ressenti avec la même intensité par Khayachi.
Giovanni, Carpaccio, Giorgione, Titien, Tintoret, Tiepolo, Veronèse et Michel-Ange sont autant peintres que dessinateurs. Double destin vécu avec intensité par Khayachi. C’est son long séjour à Rome qui lui a transmis l’amour du dessin; sinon comment expliquer la rareté des motifs tunisiens? Dans sa recherche passionnée de la logique du trait, Il a pris ses distances vis à vis de la Tunisianité pour inscrire sa quête dans l’Universalité.
Dans l’exercice du dessin, il passe du grand format coutumier de ses toiles au petit format de la feuille blanche. Plus le support se rétrécit en surface et plus le talent s’aiguise et se renforce pour embraser d’un regard d’aigle la tragédie de la condition humaine. Khayachi a compris, autant que Dado, que «Le dessin envoûte plus que la peinture» et rejoint Fautrier qui professe: « si on retire le dessin, c’est comme si on retire la couleur».
Dans ses dessins, lui qui est d’habitude si soucieux de l’exactitude- ne cherche plus à servir la forme mais l’esprit des formes.
Il adhère ainsi sans équivoque à Degas: «Le dessin n’est pas la forme, mais la manière de voir la forme».
En caressant la toile avec le pinceau et le papier avec le crayon, Noureddine Khayachi donne à voir deux hommes différents et deux œuvres bien distinctes. Et pourtant, c’est la même œuvre et c’est le même homme.
Dessin et peinture semblent distincts et différents ; dialectiquement, ce sont deux entités complémentaires. C’est grâce à cette fertile contradiction qu’il a pu avancer, victorieux, sur les deux fronts de la création. IL donne sa réponse : «La pratique du dessin m’a permis de mieux appréhender les mystères de la peinture».
Noureddine Khayachi est un coloriste de la veine de Matisse.Vlaminck, Marquet, Dufy, Picasso et Dali. Autant que ses illustres confrères, il sait que le crayon ne fait pas toujours bon ménage avec le pinceau. A chaque fois qu’il a abordé le dessin, il a volontairement mis de côté sa dimension de peintre. Ses dessins sont peu connus : ils ont une valeur inestimable car ils permettent de découvrir une face cachée de ses nombreux talents. Pour la première fois, et grâce à ce livre, ses dessins sont rendus publics.
Chacun de ses dessins se vide de la couleur pour se laisser envahir par une sérénité silencieuse conférant une vie intense au trait.
Matisse dit qu’il faut rechercher le désir de la ligne là où le trait accepte de mourir pour mériter la vie.
C’est la même vision qui a été perçue par Khayachi : une ligne souple, élégante, vidée de toute référence et de tout artifice, condensant en elle la quintessence de l’art.